Entretien avec Thomas Huchon, créateur du compte Instagram d’intelligence artificielle nommé « Anti-fake news AI ».
Un engagement polymorphe contre la désinformation
« Je suis journaliste, réalisateur de documentaires et spécialiste de la désinformation sous toutes ses formes. Maintenant je m’occupe beaucoup d’intelligence artificielle : j’ai créé le premier média qui lutte contre la désinformation via un faux journaliste. Enfin un faux moi généré par une IA.
Je suis un journaliste un peu bizarre et en même temps je ne suis pas qu’un journaliste. Je suis aussi un pédagogue, puisque je suis professeur à Sciences Po sur ces questions-là ainsi qu’en école de journalisme. J’interviens aussi beaucoup dans les collèges, les lycées pour faire de l’éducation en médias et de la lutte contre la désinformation.
Je suis aussi auteur de livres et un peu entrepreneur puisque j’ai monté une structure de formation professionnelle sur les questions numériques et notamment les questions de lutte contre la désinformation. »
Les réseaux sociaux induisent une mécanique d’enfermement et de renforcement des croyances
« En termes de désinformation, il subsiste deux enjeux parallèles. Il y a un enjeu qui est lié à l’univers technologique et un autre qui est lié à la manière de se forger des opinions. Et les deux sont finalement complémentaires entre guillemets. Ils jouent un peu l’un avec l’autre pour augmenter la force du problème. On n’a jamais été soumis à autant de mensonges et donc ça pose un énorme problème.
Et ce qui pose un énorme problème c’est avant tout l’endroit où on choisit de s’informer. Dans l’espace numérique social, en d’autres termes les réseaux sociaux, on crée à la fois des filtres dans lesquels on est enfermé, qui nous renforcent dans nos croyances, qui ne nous montrent que des gens qui croient comme nous. Et en même temps nous donne un peu l’illusion que toutes les paroles se valent. Et donc comme à la fois on nous donne l’illusion que toutes les paroles se valent et qu’on ne voit que des choses qui vont dans le sens de ce qu’on croit déjà mais qui montent un peu en gamme quand même, et des gens qui croient comme nous, et bien si on vivait dans un univers parfait où il n’y avait que des gens vertueux et bienveillants, qui ne diffusaient que des choses vraies, vérifiées et factuelles, finalement cette mécanique ne nous poserait pas trop de problèmes.
« Les anti-sciences sont de plus en plus nombreux. Ils se sont structurés, et en se structurant, se sont connectés à d’autres sphères ultra-structurées »
Et là on a donc un double effet. C’est à la fois je vais commencer à croire n’importe quoi, je ne m’en rends pas compte, et je vais le croire de plus en plus, jusqu’à arriver à un point où l’absence de contradiction me crée une bulle dans laquelle je ne supporte plus les autres. Et donc il y a deux problèmes en fait qui existent en même temps.
Il y a un problème de la fin de la verticalité de l’information, qui pourrait d’un point de vue démocratique nous sembler hyper vertueuse, mais qui en réalité a fait exploser les hiérarchies et donc l’ordre de la société.
Or afin de faire société, afin de vivre ensemble, il faut partager un certain nombre de choses. Et ces choses, c’était l’information, c’étaient les faits. Aujourd’hui cela n’existe plus. On est finalement dans une espèce de dynamique terrifiante où on s’enferme chacun, non pas dans nos faits, mais dans nos opinions. »
La création de son avatar, c’est avant tout « un cri de désespoir »
« Je cherche depuis dix ans des moyens de fabriquer du contenu d’informations de qualité. Mes parents faisaient de la politique. Moi, je ne voulais pas en faire. Je partais du principe que, nourris avec la meilleure information possible, les électeurs feraient des choix éclairés. Et donc j’ai décidé de fournir la meilleure information possible. Mais cela fait dix ans que j’essaie de vider la mer à la petite cuillère, et que je n’y arrive pas.
Je ne voulais pas copier la même erreur que celle qu’on a faite il y a vingt ans. C’est-à-dire quand les grands médias professionnels ont dit un peu non à Internet. On a raté Internet, on a raté les blogs, on a raté les réseaux, on a raté les plateformes de vidéo, on a raté tout ça. Et donc je me suis dit qu’il ne fallait pas commettre la même erreur avec l’IA. Et en fait, j’ai été convaincu par Mathieu Crucq de Brainsonic qui m’a obligé à réfléchir, à me poser des questions et à la fin à changer d’avis, à dire que finalement, l’IA était un outil et qu’elle n’était pas le danger, qu’elle était un outil. Donc, j’avais le choix entre le subir ou l’utiliser. J’ai décidé de l’utiliser et donc aussi de le comprendre.
J’ai décidé avec ce projet de fonctionner différemment, c’est-à-dire que je ne fabrique pas l’information que je voudrais consommer moi. Je produis l’information selon les critères de ceux à qui je veux parler. Ce qui intellectuellement nous heurte sur nos principes moraux pour plein de raisons, mais qui en réalité, d’un point de vue économique, c’est juste logique. »
La clé c’est de s’adapter à de nouveaux codes d’information
« Il faut intégrer la logique de quels outils j’utilise, qu’est-ce que j’ai à ma disposition et comment est-ce que je peux fonctionner. Tout d’abord je « Fais une interpellation en tutoyant les gens. » Je n’ai jamais tutoyé personne dans mon métier. On me dit qu’il faut que tu aies un truc en 5 secondes où tu tutoies les gens, tu les interpelles avec une question « de ouf » pour capter leur attention. Derrière, il faut qu’il y ait une vidéo. Et après cette vidéo, tu commences à raconter ton histoire à la première personne et tu ne dis pas dans ce reportage, tu dis dans cette vidéo. Donc, on me fait changer l’ordre des choses. Je continue à faire ce que je faisais, mais je le fais différemment. Et là, on se rend compte par exemple que sur Instagram, ça marche, qu’on a 3 000 followers. Les vidéos, elles font parfois 10, 15 ou 20 000 vues. Mais sur TikTok, ça ne marche pas. Donc sur TikTok, on va être obligé de créer un nouveau format qui va être encore plus dans le tutoiement, encore plus incarné, encore plus rapide et qui va renvoyer vers le contenu plus long. De la même manière, on m’a suggéré de mettre sans le son un morceau sur chaque vidéo sur TikTok. Parce qu’on peut associer un morceau à une vidéo, on met le son ou pas. Mais quand les gens cherchent le morceau, ils tombent sur votre vidéo. Donc, c’est tout un tas de questions qui peuvent se poser… »
Les sujets s’imposent d’eux même via les algorithmes
« C’est TikTok qui se choisit pour moi. J’ai un compte TikTok sur lequel je ne suis rien ni personne, mais qui montre toutes les théories du complot les plus dingues. Donc, j’ouvre TikTok et je prends la vidéo qui a fait le plus de vues. C’est à peu près un million. Quand on passe le million sur TikTok, je considère qu’il faut y aller. Je ne fais plus du tout les mêmes fake news qu’avant. Je parle de ce dont personne ne parle jamais. Les trucs de malades que voient les gamins sur les réseaux, comme le projet Blue Beam, les extraterrestres au-dessus du ciel du Golfe du Mexique, la réalité de l’Antarctique. Je m’attaque à des choses qui font des buzz sur les réseaux, mais dont on ne parle pas ailleurs, qui sont en fait les premiers prémices de la crédulité. »
Les anti-sciences mènent une guerre numérique contre la science et les scientifiques
« Le Covid a amené la population française, même au-delà de la population mondiale, à une prise de conscience un peu bizarre. C’est que la science n’est pas arrêtée. La science n’est pas figée. Et cet exercice de science en direct, il aurait pu nous sembler passionnant, fascinant, merveilleux. En fait, il nous a terrorisés.
Il nous a terrorisés parce qu’on s’est dit que c’étaient un peu les derniers à qui on faisait confiance. On ne fait plus confiance aux journalistes. On ne fait plus confiance aux médias. On ne fait plus confiance aux politiques. On ne fait plus confiance aux institutions. On fait de moins en moins confiance à l’école. Et en réalité, on faisait encore confiance à notre médecin. « Et voilà, qu’il est payé par Big Pharma pour nous faire mettre des masques et vacciner des puces 5G.
D’ailleurs, c’est assez intéressant de voir qu’il y avait plus d’inquiétudes sur la moralité des scientifiques que sur la moralité de la science. Ce qui montre bien la pénétration de cette idée que le problème ne viendrait pas de la science mais des scientifiques et de leur rapport à l’industrie scientifique pour une partie de la population.
Et enfin, s’il existe des fake news, s’il existe des théories du complot, c’est avant tout parce que des gens les fabriquent, qui essayent de détruire la science, d’en faire un ennemi et qui dépensent à la fois beaucoup d’énergie et parfois beaucoup d’argent pour cela.
Les anti-sciences sont de plus en plus nombreux. Ils se sont structurés, et en se structurant, se sont connectés à d’autres sphères ultra-structurées. C’est assez dingue de voir comment est-ce qu’une partie de notre population est passée de gilet jaune à antivax, puis pro-Poutine, puis anti-agriculteur… Cela se déplace de sphère en sphère, mais en restant toujours sur la même idée qui est que, quelque part, on vous ment sur quelque chose ou sur quelqu’un, et que c’est toujours un peu les mêmes qui tirent les ficelles. »
Le mot qui compte de Thomas Huchon
Citoyen. « Parce que c’est ce que nous ne sommes jamais, et ce que nous devrions être. Et que si on le faisait, ça changerait tout. »