L’emprise numérique, une mécanique éprouvée

par | 23 janvier 2025 | Comprendre

L’emprise numérique, une mécanique éprouvée

Les réseaux sociaux influencent les comportements en s’appuyant sur des algorithmes et des biais cognitifs. Entre dépendance et manipulation, Céline Druais Voinot explore l’impact de l’emprise numérique sur les décisions et les interactions des utilisateurs.

Les manipulations de l’opinion publique ou encore les ingérences numériques étrangères sont de plus en plus décrites et décriées. [1] [2] Mais ces phénomènes ne sont pas nouveaux, pour preuve le récit fictionnel qui s’est emparé du sujet à l’instar de la série « la Fièvre » d’Eric Benzekri qui analyse et illustre comment l’opinion s’embrase prise d’une fièvre quasi-sectaire via les réseaux sociaux, les médias et le militantisme. [3]

Dans cette atmosphère numérique, il convient sans doute de se poser la question de comment le numérique peut devenir une arme sociale puissante. Au-delà de ce phénomène global, quelles sont les conséquences pour les utilisateurs et comment se retrouvent-ils à être mis sous influence et à perdre le contrôle de leurs décisions ? Quels sont les déterminants de cette emprise numérique que certains influenceurs utilisent contre leurs abonnés ?

Comprendre les algorithmes pour influer et étendre son maillage numérique

Plus de 50 millions de Français ont recours aux réseaux sociaux avec un usage différencié selon l’âge, selon le principe du « Dis-moi quel réseau social tu utilises et je te dirai qui tu es » sur fond d’un fossé générationnel qui se creuse. [4] La génération Z est adepte des réseaux Instagram, Snapchat et Tiktok. L’ensemble des réseaux sociaux ont pour point commun les grands principes de fonctionnement des algorithmes. En effet, ces algorithmes jaugent les contenus proposés selon leurs capacités à être plébiscités par un large public et ainsi maximiser le temps passé à naviguer sur ceux-ci. Maximiser la viralité et l’engagement sont les deux objectifs affichés qui guident l’ensemble des fonctionnalités proposées et des règles imposées.

En effet, trois grands principaux dirigent ces algorithmes : 1/ l’analyse du respect des « bonnes pratiques » afin de vérifier que le contenu proposé sera dans les critères définis par la plateforme ; 2/ l’évaluation via un test de pertinence sur un échantillon d’abonnés pour vérifier que le post va plaire ; 3/ l’analyse globale du compte selon la fréquence de publication, les interactions passées et la croissance de l’audience pour finalement estimer la viralité.[5]

S’appuyer sur les biais cognitifs pour optimiser le processus technologique

En personnalisant les contenus selon les centres d’intérêt d’un utilisateur, les algorithmes vont alors l’enfermer dans une « chambre d’écho » via des bulles de filtres et la limitation de l’accès à des perspectives différentes. En optimisant la visibilité de certains contenus et en maximisant les interactions en vue d’un engagement accru, les algorithmes ont un dessein unique, celui d’accroitre le temps passé sur les plateformes. Se jouent ici l’activation de plusieurs biais cognitifs tels que le biais de Zajonc, dit l’effet de simple exposition. Ce biais se caractérise par l’augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positifs vis-à-vis d’un sujet par la simple exposition répétés au sujet. Le biais de confirmation, qui nous pousse à chercher, interpréter et soutenir nos croyances préexistantes, est conforté et nous rassure. De plus, la sphère algorithmique créée se voit renforcer par le biais du cadrage serré qui correspond à notre besoin cognitif de réduire les options qui s’offrent à nous pour simplifier la prise de décision.[6]

Utiliser les ressorts des processus addictifs

La dépendance aux technologies liées à Internet est décrite dans plusieurs travaux de recherche dans le monde qui démontrent qu’il y a un effet délétère en termes de santé mentale avec une estime de soi dégradée, une anxiété accrue, le FOMO (peur de manquer quelque chose) qui exacerbe l’anxiété, affecte la concentration et peut générer une dépendance aux réseaux sociaux. [7] [8] [9] [10] Le cerveau est surchargé d’informations et reste en stimulation constante. Cela peut induire un épuisement mental assorti de difficultés de concentration, une perte de motivation et une sensation de fatigue.[11]

La dépendance aux réseaux sociaux peut être qualifiée dans le cadre d’un processus addictif si, et seulement si l’on peut observer une perte de contrôle. La cyberdépendance est directement liée aux objectifs des plateformes à savoir capter les utilisateurs et les retenir le plus longtemps possible. [12] [13]

Les leviers des mécanismes addictifs sont souvent utilisés par les créateurs de contenus afin de garder leur influence et développer leur audience que ce soit via le choix de leur ligne éditoriale, leur stratégie de présence sur les réseaux sociaux ou encore leur organisation en réseaux d’influence avec un maillage de comptes multiples et/ou l’alliance entre créateurs de contenus.

Certains déterminants de l’addiction sont largement usités par ces créateurs de contenus pour assoir leur influence sur leurs abonnées comme la stimulation du circuit de la récompense avec les likes ou les commentaires, l’utilisation d’une dimension affective même sur des sujets ne le nécessitant pas, ou encore l’accroche et la captation de public cible via des sujets à fort potentiel addictif comme dans les domaines de la pornographie, de la cryptomonnaie ou des jeux. [14]

Les publics cibles vont alors être amenés à entrer dans un modèle de consommation de contenus comme décrit par Bocci Benucci en 2024 avec la mise en place d’un phénomène de craving, besoin irrépressible de consommer, lié à une détresse psychologique qui vient alimenter une utilisation problématique des réseaux sociaux. [15]

[1] Minuit moins dix à l’horloge de Poutine – Politoscope

[2] TOXIC DATA (chavalarias.org)

[3] La Fièvre sur Canal Plus : que vaut la nouvelle série des créateurs de Baron Noir ? [critique] | Premiere.fr

[4] L’utilisation des réseaux sociaux en France – Faits et chiffres | Statista

[5] Comment fonctionnent les algorithmes sur les réseaux sociaux ? (coach-digital.com)

[6] https://www.hbrfrance.fr//chroniques-experts/2019/10/28301-les-6-biais-qui-impactent-le-plus-vos-decisions/

[7] Adorjan M, Ricciardelli R. Smartphone and social media addiction:Exploring the perceptions and experiences ofCanadian teenagers. Canadian Review of Sociology/Revue canadienne de sociologie. 2021; 58: 45–64. https://doi.org/10.1111/cars.12319

[8] Zhao N, Zhou G, Wei M, Vogel DL. Investigating the cognitive and affective dynamics of social media addiction: Insights from peer contexts. J Couns Psychol. Published online July 8, 2024. https://doi:10.1037/cou0000747

[9] Harren, N., Walburg, V. Studying the Relationship Between Addictive Beliefs About Internet Use, Meaning in Life, and Problematic Social Media Use. J. technol. behav. sci. 8, 10–26 (2023). https://doi.org/10.1007/s41347-022-00280-4

[10] Cheng C, Lau YC, Chan L, Luk JW. Prevalence of social media addiction across 32 nations: Meta-analysis with subgroup analysis of classification schemes and cultural values. Addict Behav. 2021;117:106845. https://doi:10.1016/j.addbeh.2021.106845

[11] Meshi D, Ellithorpe ME. Problematic social media use and social support received in real-life versus on social media: Associations with depression, anxiety and social isolation. Addict Behav. 2021;119:106949. https://doi:10.1016/j.addbeh.2021.106949

[12] Addictions comportementales – Synthèse des connaissances | OFDT

[13] Durkee T, Kaess M, Carli V, et al. Prevalence of pathological internet use among adolescents in Europe: demographic and social factors. Addiction. 2012;107(12):2210-2222. https://doi:10.1111/j.1360-0443.2012.03946.x

[14] Tassin, J. (2007). Neurobiologie de l’addiction : proposition d’un nouveau concept. L’information psychiatrique, 83, 91-97. https://doi.org/10.1684/ipe.2007.0092

[15] Bocci Benucci S, Tonini B, Casale S, Fioravanti G. Testing the role of extended thinking in predicting craving and problematic social network sites use. Addict Behav. 2024;155:108042. https://doi:10.1016/j.addbeh.2024.108042

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